A notre arrivée au Danemark nous étions logés chez Karen, mais, après l’arrestation de Louis, elle m’a vite mise dehors. Bébert avait saccagé son appartement en faisant ses griffes sur tous les fauteuils, arrachant les rideaux et les tentures, cassant même des bibelots en porcelaine.
Je me souviens que Louis me disait : « Laisse, ça n’a pas d’importance. »
Mais Karen est rentrée et j’ai dû lui restituer son logement.
J’ai alors fait un échange avec un gardien de prison dont j’ai occupé le studio et qui est allé vivre chez ma mère à Menton.
Quand Céline est sorti de prison, il est venu me retrouver dans ce petit studio qui donnait sur un parc.
C’était très mal isolé, l’hiver on y gelait mais l’été, quand Louis est arrivé, la chaleur nous étouffait. Nous sommes restés là tout l’hiver 47-48 et puis nous avons encore dû rendre la place, ma mère s’étant disputée avec ses locataires.
C’est alors que l’avocat de Céline, Mikkelssen, nous a proposé au mois de mai de nous loger ; d’abord chez lui près du port de Korsør, puis dans une petite maison d’hôtes juste à côté et enfin, au mois de juillet et pour trois ans, dans une cabane au bord de la Baltique, sans eau courante et ne disposant que d’un réchaud et d’un poêle à tourbe.
Au Danemark nous avons dû déménager sans cesse, préparer nos paquets et nous installer ailleurs, un peu à la manière de domestiques. Tous les jours, je m’entraînais physiquement, faisais de la corde à sauter et me baignais dans la Baltique, mer grise, sans marée et sans sel, que Louis a tout de suite détestée. Le matin il cassait la glace pour que je puisse m’immerger, puis il me mettait des bouillottes d’eau chaude sur les pieds.
Il écrivait sans cesse pour garder un contact avec son pays. Vivre loin de la France lui était insupportable et écouter parler français à la radio le faisait pleurer.
Il correspondait avec Gen Paul, Le Vigan, l’actrice Marie Bell, et tous lui envoyaient un parfum de Paris différent qui l’aidait à vivre.
Il travaillait aussi sans relâche à sa défense auprès de ses avocats français, écrivant et réécrivant une plaidoirie qui ne changeait jamais et qui le maintenait dans un état douloureux de victime incomprise.
Il s’occupait également de relancer la publication de ses livres.
En automne 1947, Louis avait fait la rencontre de François Löchen, pasteur de l’Eglise réformée de Copenhague. Tous les deux avaient exercé leur métier dans la même banlieue parisienne, Sartrouville, Bezons. Ils avaient fréquenté les mêmes lieux, connu les mêmes personnes.
C’est le pasteur Löchen qui apprendra à Louis la mort d’une de ses anciennes infirmières qu’il avait assistée à ses derniers moments. Ce passé commun les liait par-delà les mots. Céline allait le voir le dimanche à la fin du culte, et nous nous recevions quelquefois en couples.
Par la suite, le pasteur et Louis échangeront une correspondance intime où les préoccupations mystiques de Céline transparaîtront.
François Löchen est toujours vivant aujourd’hui. Il habite Metz dans une maison de retraite. Récemment, j’ai eu l’occasion d’aller le voir mais je n’en ai pas eu le courage. J’ai pensé qu’il devait être sinistre de retrouver un vieillard quand on a quitté un homme jeune.
C’est au début de notre séjour à Korsør que nous avons reçu la visite de l’universitaire américain Milton Hindus qui ne comprit rien à la personnalité de Céline et s’enfuit, choqué par la grossièreté de Louis qui n’avait cessé de le provoquer.
Par correspondance leur entente avait été bonne. C’est à lui que Céline a le mieux expliqué sa technique littéraire, ce qu’il cherchait à faire, son idée sur la vie et sur les femmes. Mais c’étaient des hommes trop profondément différents, et dès que je l’ai vu arriver sur sa petite bicyclette, mécontent de ne pas avoir l’eau chaude dans la chambre que nous lui avions réservée, soucieux avant tout de son confort, j’ai compris que ça ne pourrait pas marcher, que nous courions à la catastrophe. Il aurait dû repartir tout de suite. Louis s’est montré odieux et moi, comme d’habitude, j’ai essayé d’arrondir les angles, d’arranger les choses. C’était inutile. C’était pire.
C’est aussi à cette époque, en 1949, que nous avons adopté la chienne Bessy, berger allemand sauvage, que Louis a entièrement apprivoisée en la tenant attachée à lui, jour et nuit, pour qu’elle ne dévore pas Bébert.
Au mois de mai 1950, j’ai dû me faire opérer d’urgence d’un fibrome. L’opération fut atroce. Levée trop tôt, je me suis fait une éventration, recousue sans anesthésie, la plaie à vif et remplie de pus.
De retour à Korsør à la mi-juillet avec Louis, j’ai, à l’aide de mes mouvements, refait progressivement toute ma musculature.
Au printemps 1951, grâce à son avocat Tixier-Vignancour qui s’était arrangé pour qu’au moment du jugement on ne fasse pas le rapprochement entre Destouches et Céline l’écrivain, nous avons pu bénéficier de la loi d’amnistie et penser à regagner la France.